17.
J’aurais dû tenter plusieurs choses. J’aurais dû essayer de quitter la pièce, intact, et de suivre Gregory. J’avais un corps visible ! Je l’avais vêtu à la perfection. J’aurais dû me cramponner. J’aurais dû essayer d’errer librement dans les rues de Brooklyn et d’en apprendre davantage sur le monde, simplement en posant des questions plus précises.
J’aurais dû me renseigner sur Gregory Belkin et sur le Temple de l’Esprit. Les gens de la rue m’auraient parlé de ces choses. J’avais l’air d’un homme. J’aurais pu regarder la télévision dans des tavernes. J’aurais pu passer une nuit d’information profitable et concentrée. Au lieu de laisser le vieux rebbe me chasser de moi-même et me reléguer une fois de plus dans le néant.
En tout cas, lorsque le rebbe voulait me détruire, je n’aurais pas dû perdre mon temps à appeler « mon dieu ».
C’était une chose impensable pour le Serviteur des Ossements – faire appel à mon dieu –, car mon dieu n’avait jamais été avec moi, pendant toutes mes années au service du mal spectral. Je ne pense pas que le Serviteur des Ossements qui avait maudit Samuel se soit même souvenu de mon dieu, car il ne se souvenait pas d’avoir été humain. Mon dieu avait bien été mien, lorsque j’étais un homme et que je vivais à Babylone, avant d’y mourir.
Bien que je déteste l’admettre, si je pense à Samuel, je ne me rappelle que ma fierté d’être son génie, un esprit aux pouvoirs remarquables. J’étais la puissante apogée de la magie antique et des hommes qui savaient s’en servir.
La vie humaine, je ne me la rappelais pas. Je ne me souvenais d’aucun maître avant Samuel, bien qu’il ait dû en exister : à Babylone, il devait y avoir toute une lignée de magiciens, que j’avais servis, et auxquels j’avais survécu. Il ne pouvait en être autrement. Le Serviteur des Ossements se transmettait de main en main.
À un moment donné, comme l’avait si gracieusement expliqué le rebbe à Gregory, le Serviteur des Ossements s’était révolté contre son sort officiel. Il avait fait volte-face au milieu de sa magie pour frapper celui qui l’avait appelé, et avait agi ainsi à plusieurs reprises.
Mais que s’était-il passé autrefois ? N’avais-je pas été humain ?
Que me voulait ma mémoire ? Que me voulait Esther ? Qu’y avait-il d’attrayant à posséder des yeux et des oreilles, à sentir la douleur, à haïr de nouveau et à vouloir tuer ? Oui, j’avais une grande envie de tuer.
Je voulais tuer le rebbe, mais je ne pouvais pas. Je présumais qu’il était un homme bon, peut-être sans défaut, hormis l’absence de bonté, et je ne pouvais pas le faire. Il y a une limite au mal. Je ne pouvais pas le tuer. J’étais heureux de ne pas l’avoir fait.
Vous pouvez imaginer le mystère que j’étais pour moi-même, pris entre le Ciel et l’Enfer, ignorant pourquoi je m’étais incarné.
Mais je n’appartenais pas à Dieu, non, et je n’avais pas de dieu. Lorsque le rebbe me chassa, lorsqu’il utilisa sa force considérable pour disperser ma forme et troubler mon esprit afin que je ne puisse pas m’opposer à lui, il le fit au nom de Dieu et je n’avais pas osé faire appel au même Dieu, celui de mon père, le Dieu éternel des Armées, qui domine tous les dieux.
Non, en cet instant de faiblesse, Azriel, homme et fantôme, avait fait appel à l’antique dieu païen de son époque humaine, au dieu qu’il avait aimé.
Lorsque le rebbe me maudit, je fis appel à Mardouk en chaldéen, exprès, pour faire entendre la langue païenne au rebbe. La colère me dévorait, comme autrefois. Je savais que mon dieu ne m’aiderait pas : nos chemins s’étaient séparés.
Dois-je me rappeler ? Dois-je connaître l’histoire depuis son commencement ?
Si j’essayais de la reconstruire, de la comprendre, de savoir qui j’avais été et comment j’avais été transformé en Serviteur des Ossements, il ne pouvait y avoir qu’une seule raison : j’allais mourir.
Pas uniquement disparaître dans l’obscurité et être rappelé dans un autre drame tragique, pas simplement être pris au piège, confiné sur terre, avec les âmes perdues qui murmuraient, bégayaient et hurlaient en s’agrippant à la mortalité. Mais mourir. Recevoir enfin ce qui m’avait été refusé il y a tant d’années, par quelque mauvais tour dont j’avais perdu le souvenir.
« Azriel, je te mets en garde. » Qui avait prononcé ces paroles, des milliers d’années plus tôt ? Un fantôme ? Qui était l’homme que j’apercevais faiblement, à la table richement ciselée, et qui sanglotait ? Qui était le roi ? Il y avait eu un grand roi…
Mais ma colère et ma rage m’avaient affaibli, de sorte que je me laissai heurter et disperser par le rebbe. Mon esprit fut démantelé aussi sûrement que ma forme. Ma capacité de raisonner fut détruite, et je m’élevai dans la nuit, informe, sans but, errant à nouveau parmi les voix électriques, basculant au-dessus de l’aimant qui nous tient tous – l’univers tournoyant.
Mais je n’ai pas lâché. Je n’ai jamais vraiment lâché prise.
Me ressaisissant, bandant une fois de plus ma force et fixant mon regard sur une destination, je songeai aux divers aspects de ma situation : je pouvais fort bien me trouver sans maître ; je ne faillirais pas à Esther ; j’étais plus fort que je ne l’avais jamais été et déterminé à me battre vigoureusement pour me libérer du rebbe et de son petit-fils. Si je ne pouvais pas mourir, je gagnerais quoi qu’il arrive une vie indépendante d’eux.
Qui peut savoir ce qui nourrit un esprit, incarné ou non ?
J’allais trouver un moyen de mourir, même si cela m’obligeait à me souvenir de tout, de chaque instant de souffrance que j’avais subi quand la mort aurait dû m’être accordée, quand l’Échelle aurait dû descendre du Ciel, ou les Portes de l’Enfer s’ouvrir en grand.
Rester en vie assez longtemps pour comprendre !
Sur le trottoir, le lendemain soir, à Brooklyn, je pris entièrement forme. Invisible au regard des mortels, mais sous la forme qui allait devenir solide.
Pouvais-je me lancer de mon propre chef dans cette aventure ? Je le souhaitais vraiment. Je n’avais pas encore confiance en moi, cependant, ce soir-là, dans ma quête de la vérité, j’allais prendre des initiatives.
Brooklyn encore, la maison du rebbe, la voiture de Gregory se rangeant le long du trottoir…
Invisible, je m’approchai de Gregory, l’enveloppant sans le toucher, l’escortant dans l’allée sombre, effleurant presque ses doigts tandis qu’il tournait la clé.
Quand la porte s’ouvrit, j’entrai gaiement et sans crainte avec lui, à son côté, humant l’odeur de sa peau, le scrutant comme jamais. À ce moment-là, je me régalais de mon invisibilité, que je déteste habituellement. J’observais son élégance, sa force, le rayonnement qui émanait de lui. Ses yeux noirs étincelaient dans son visage, sa bouche était très belle. Il portait des vêtements d’une simplicité distinguée : un long manteau de laine moelleuse, des étoffes délicates par-dessous, et autour du cou la même écharpe que la veille.
Je me dirigeai vers le fond de la pièce, un meilleur poste d’observation que le soir précédent, très éloigné des deux hommes, des lampes étriquées et du cercle restreint de l’intimité qu’ils partageaient à contrecœur.
Je voyais le profil du vieillard comme celui de Gregory, tous deux face à face, avec le coffret étincelant sur la table débarrassée des livres sacrés et qui serait sans doute purifiée ensuite par mille paroles, gestes et bougies. Mais quelle importance ?
Si je faisais bouger l’air, le vieillard devinerait ma présence en quelques secondes. Il me fallait rester immobile, résister à l’attrait de ma force croissante. Demeurer diaphane, rapide, prêt à franchir intact les murs, plutôt que péniblement dispersé comme la nuit précédente.
J’étais près du mur le plus proche de la rue, adossé à une porte en bois inutilisée, avec sa poignée en cuivre couverte de poussière. Je distinguais ma forme, mes bras croisés, mes chaussures. J’appelai les copies des vêtements de Gregory à se former souplement autour de moi.
Le rebbe était appuyé sur ses coudes, les yeux fixés sur le coffret.
Je n’éprouvais rien, à le voir si près des ossements, à entendre les deux hommes en parler, à les voir contempler le coffret qui les contenait.
Conduis-toi à présent comme si tu étais vivant, et comme s’il importait de continuer à vivre. Sois attentif comme un vivant. Prends ton temps.
Les conseils que je me prodiguais m’amusèrent.
Essaie seulement, vieillard ! J’étais prêt à l’affronter. J’étais prêt à tout affronter.
Gregory s’avança anxieusement dans la lumière, les yeux fixés sur le coffret. Le vieil homme se comportait comme si Gregory n’avait pas été là. Le vieil homme contemplait le placage d’or, les chaînes en fer.
Gregory tendit les mains et, sans demander la permission, les posa sur le coffret. Je ressentis un frémissement et je devins plus fort.
Le vieillard fixait les mains de Gregory. Puis il s’adossa à son siège en soupirant, prit une liasse de papiers – un papier léger et de mauvaise qualité, très différent du parchemin – et la tendit à Gregory par-dessus le coffret.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Tout ce qu’il te faut apprendre sur ce coffret, répondit le vieil homme en anglais. Ne vois-tu pas les lettres ? Sa voix exprimait le désespoir. Les paroles sont écrites en trois langues. Appelons la première sumérien, la deuxième araméen, et la dernière hébreu. Ce sont des langues anciennes.
— C’est gentil de la part. Je n’en attendais pas tant.
J’étais de son avis. Qu’est-ce qui avait inspiré une telle générosité au vieil homme ?
Gregory commença à parler.
— Non ! coupa le rebbe. Pas ici. Il est à toi, désormais. Emporte-le. Tu prononceras les paroles où et quand tu le voudras, mais pas sous mon toit. J’exige de toi une dernière promesse, en échange des documents que j’ai préparés pour toi. Tu comprends, n’est-ce pas, qu’ils te permettront d’appeler l’esprit ?
Gregory eut un petit rire.
— Ta bonté me ravit ! Je connais ta répugnance à toucher des babioles qui ne seraient pas pures.
— Ce n’est pas une babiole, rétorqua le vieillard.
— Alors quand je dirai ces paroles, le Serviteur des Ossements surgira ?
— Si tu n’y crois pas, pourquoi le veux-tu ?
Le choc me parcourut. J’étais visible.
Je me collais au mur, sans oser regarder mes jambes ni mes bras. L’étoffe s’enroulait autour de moi sans un murmure. « Que les chaussures brillent encore plus, qu’il y ait de l’or à mon poignet, et que mon visage soit rasé de près, que je retrouve les cheveux de ma jeunesse », ordonnai-je en silence.
Je sentis mon propre poids, plus dense, peut-être, qu’il ne l’avait été la veille au soir.
— Tu ne penses pas sérieusement que j’y croie ? rétorqua poliment Gregory.
Il replia les papiers et les rangea soigneusement dans sa poche.
Le vieil homme ne répondit pas.
— Je veux savoir de quoi il s’agit, je veux savoir de quoi elle parlait. Je le convoite parce qu’il est unique et précieux, et qu’elle en a parlé au moment de mourir.
— Oui, cela augmente sa valeur, dit le rebbe, d’une voix dure et claire.
Je sentais mes cheveux sur mes épaules. Je sentais l’humidité du mur de béton me glacer le cou. Je fis épaissir l’écharpe autour de mon cou. L’ampoule électrique se balançait. Les objets grinçaient dans la pièce, mais ni l’un ni l’autre ne semblait le remarquer, tellement ils étaient tendus.
— Les chaînes sont bien rouillées, observa Gregory en brandissant l’index droit. Je peux les retirer ?
— Pas ici.
— Alors, je suppose que notre affaire est conclue. Tu veux autre chose, n’est-ce pas ? Une promesse finale. Parle. Que veux-tu ?
— Promets-moi que tu ne reviendras pas dans cette maison. Que tu ne chercheras jamais à me revoir. Que jamais tu ne chercheras à revoir ton frère. Jamais tu ne diras à personne que tu es né parmi nous. Tu garderas ton univers à l’écart comme tu l’as toujours fait. Si ton frère t’appelle, tu ne répondras pas. Si ton frère vient te voir, tu ne le recevras pas. Promets-le-moi.
— Tu me demandes la même chose à chaque fois que je te vois. Il rit. C’est toujours la dernière chose que tu me demandes, et je promets toujours. Il pencha la tête de côté et sourit affectueusement au vieillard, d’un air supérieur et impudent. Tu ne me reverras plus, grand-père. Plus jamais. À ta mort, je ne franchirai pas le pont pour venir sur ta tombe. C’est ce que tu veux entendre ? Je ne viendrai pas te pleurer avec Nathan. Je ne prendrai pas le risque d’attirer l’attention sur lui, ni sur aucun de vous. D’accord ?
Le vieillard opina.
— Mais j’ai une dernière exigence à t’exprimer, dit Gregory. Si je ne dois plus jamais revoir Nathan ni lui parler.
Le vieillard fit un petit geste d’attente.
— Dis à mon frère que je l’aime. J’exige que tu le lui dises.
— Je le lui dirai.
Ensuite, Gregory agit rapidement ; il souleva le coffret entre ses bras puis se redressa.
Je sentis à nouveau les vibrations, la poussée de force dans mes bras et mes jambes. Je sentis mes doigts remuer, avec un picotement, comme si des aiguilles me touchaient partout. Ces sensations provenant de son contact ne me plaisaient guère. Mais peut-être provenaient-elles de nous tous, de notre concentration, de notre détermination.
— Adieu, grand-père. Un jour, ils viendront pour écrire sur toi – mes biographes, ceux qui raconteront l’histoire du Temple de l’Esprit. Il resserra son étreinte sur le coffret. Les chaînes rouillées laissaient une poussière rouge sur ses revers. Ils écriront ton épitaphe parce que tu es mon grand-père. Et tu mériteras cette reconnaissance.
— Sors de ma maison.
— Bien entendu, tu n’as pas à t’inquiéter pour le moment. Aucune trace ne subsiste du garçon que tu as pleuré voici trente ans. Sur mon lit de mort, je le leur dirai.
Le vieil homme secoua la tête, mais résista à la tentation de répondre.
— Mais dis-moi, n’es-tu pas un peu curieux de ce qu’il y a dans ce coffret, de ce qui risque d’arriver quand je lirai les incantations ?
— Non.
Le sourire de Gregory s’effaça. Il dévisagea le rebbe, puis déclara :
— Très bien. Nous n’avons plus rien à nous dire, n’est-ce pas, grand-père ?
Le vieillard acquiesça.
Gregory avait les joues enflammées de colère, rouges et mouillées de sueur. Il fit volte-face, se dirigea rapidement vers la porte, l’ouvrit d’un coup de genou, et la laissa claquer derrière lui.
Le vieillard regardait la poussière sur sa table, les particules de rouille que les chaînes avaient laissées sur le bois ciré.
Je n’éprouvais rien. Je ne bougeais plus et je ne prenais plus de forces, maintenant que Gregory s’était éloigné de moi avec le coffret des ossements. Non, il n’était pas le maître. Mais ce vieillard ? Il fallait que je sache.
Les pas de Gregory s’évanouirent dans l’allée.
Je m’avançai jusqu’à la table et m’arrêtai devant le rebbe.
Il demeura saisi.
Il surmonta dans un silence rigide le moment de pousser un cri, les yeux figés, puis chuchota :
— Retourne dans les ossements, esprit.
Je m’arc-boutai contre lui de toutes mes forces. Sa haine m’était indifférente et je ne songeais pas à ma longue vie misérable pendant laquelle j’avais été dupé ou aimé. Je le regardais, et je restais ferme. Je l’entendis à peine.
— Pourquoi lui as-tu donné les ossements ? Quel est ton plan ? Si tu m’as appelé pour le détruire, dis-le-moi !
Il détourna sa face pour ne pas me voir.
— Disparais, esprit ! proféra-t-il en hébreu.
Je le regardai se lever et reculer son siège. Je vis ses mains s’envoler, et je sus qu’il parlait l’hébreu et le chaldéen ; oui, il parlait à une cadence parfaite, mais je n’entendais pas les mots. Les mots ne me touchaient pas.
— Pourquoi as-tu dit qu’il avait tué Esther ? Pourquoi, rebbe, dis-le-moi !
Silence. Il avait cessé de parler. Il ne priait même pas. Il était transfiguré, les lèvres serrées sous sa moustache blanche, les papillotes agitées d’un imperceptible tremblement.
Il avait fermé les yeux, et il commença à murmurer ses prières en hébreu, en se balançant rapidement, inlassablement.
Sa peur égalait sa rage ; sa haine les devançait l’une comme l’autre.
— Veux-tu la justice pour Esther ? lui criai-je.
Mais rien ne pouvait atteindre ses prières, ses yeux fermés et ses balancements. Je murmurai alors très doucement, en chaldéen :
— Allez-vous-en, infimes particules de terre, d’air, de montagne et de mer, des vivants et des morts, qui êtes venus me donner cette forme ! Allez-vous-en, mais pas si loin que je ne puisse vous rappeler à mon gré. Et laissez-moi ma forme mortelle, que cet homme puisse me voir et en éprouver de l’effroi.
La lumière du plafond frémit à nouveau. Je vis l’air agiter la barbe du vieillard et le faire ciller.
Je baissai les yeux et, à travers mes mains translucides, je vis le sol.
— Allez-vous-en ! répétai-je. Restez près de moi pour revenir à mon appel, que Dieu Lui-même ne puisse pas me distinguer d’un homme fait par Lui !
Je disparus.
Je projetai en l’air mes mains en train de disparaître, pour effrayer le vieillard. J’avais envie de lui faire mal, de le défier. Il priait sans relâche, les yeux clos.
Mais je n’avais pas le temps de m’amuser avec lui. Je ne savais pas s’il restait suffisamment d’énergie pour ce que je voulais faire.
Traversant les murs, je m’élevai au-dessus des toits, à travers les fils électriques bruissants, dans l’air frais de la nuit.
— Gregory, articulai-je, Gregory !
Là, dans le îlot de circulation qui franchissait le pont, je vis la voiture. Longue et racée, elle maintenait parfaitement ses distances avec celles qui l’entouraient.
« En bas, à côté de lui, et de telle sorte qu’il ne me voie pas ! »
Aucun maître n’aurait pu le dire avec plus de détermination, le doigt brandi vers la victime que j’allais devoir voler, tuer, ou mettre en fuite.
« Maintenant viens, Azriel, je te l’ordonne », dis-je.
Doucement, je descendis dans l’intérieur chaud et moelleux de la voiture, un univers de sombre velours synthétique et de verre teinté qui faisait mourir la nuit, comme si un brouillard avait tout recouvert.
Je pris place en face de lui, adossé à la paroi de cuir qui nous séparait du chauffeur et, croisant les bras, je l’observai, avec son coffret dans les bras. Il avait brisé les chaînes rouillées, qui gisaient sur le tapis.
J’aurais pu pleurer de bonheur. J’avais eu si peur ! J’avais été tellement sûr que je ne pourrais pas le faire ! Ma volonté tout entière s’était bandée dans l’effort et il me restait à peine assez de souffle pour me rendre compte que j’avais obéi à mes propres ordres.
Nous faisions route ensemble, le fantôme aux aguets et l’homme agrippé à son trésor, enivré par l’or comme l’avaient été les Anciens. Comme je l’avais moi-même été.
L’or.
Un souffle torride me submergea, mais c’était la mémoire.
Tiens bon. Commence. De la terre et de la mer, des vivants et des morts, de tout ce que Dieu a créé, venez à moi, toutes choses nécessaires à faire de moi une apparition, fine comme l’air, pour me rendre à peine visible, et néanmoins solide.
Je baissai les yeux et vis mes jambes prendre forme. J’assemblai sur moi des vêtements semblables à ceux de Gregory.
Je pouvais presque sentir le siège rembourré de la voiture, et je n’aspirais qu’à être enveloppé d’étoffes.
Je vis des boutons, et des ongles. J’élevai mon invisible main jusqu’à mon visage pour m’assurer que j’étais aussi bien rasé que lui. Donnez-moi mes cheveux, ma longue chevelure épaisse. J’enroulai mes doigts dans les boucles. J’avais très envie de terminer, mais il était trop tôt…
Il me fallait décider de l’apparition d’Azriel. J’étais le maître.
Soudain, Gregory posa le coffret. Il s’agenouilla sur le plancher de la voiture et posa le coffret devant lui. Secoué par le mouvement de la voiture, il se rattrapa au siège, sa main droite si proche de moi qu’elle me toucha presque, puis il arracha le couvercle du coffret.
Il l’arracha ; le couvercle vola en éclats, desséché, presque réduit à une coquille d’or. Là, sur leur lit d’étoffe pourrie, gisaient les ossements.
Je ressentis un choc comme si l’on infusait du sang en moi. Mon cœur n’avait plus qu’à battre. Non, pas encore.
Je baissai les yeux sur les résidus de mon corps. Sur les os qui contenaient mon tzelem emprisonné, recouverts d’or, enchaînés ensemble.
Une ombre me menaçait, une dissolution. Quelle en était la raison ? La souffrance. Nous étions dans une grande salle. Je sentais la chaleur du chaudron bouillonnant. Non ! Ne laisse pas cela se reproduire. Ne laisse pas cela t’affaiblir.
Regarde l’homme à genoux devant toi, et les os qu’il vénère. Tes os.
« Ô corps, sois mien, murmurai-je. Sois assez fort et assez solide pour faire brûler d’envie les anges. Accorde-moi l’aspect de l’homme que je serais à mon plus beau moment de bonheur. »
Il s’immobilisa. Il avait perçu le murmure. Mais dans l’obscurité il ne voyait rien d’autre que le coffret. Qu’étaient pour lui des grincements, des sursauts et des chuchotis ? La voiture roulait à vive allure. La ville bruissait et vibrait.
Ses yeux étaient rivés sur les ossements.
— Seigneur Dieu, articula Gregory, et, prenant appui sur ses talons pour ne pas basculer, il tendit les mains vers le crâne.
Je les sentis sur ma tête. Un effleurement de l’épaisse chevelure noire que j’avais appelée à moi.
— Seigneur Dieu ! répéta-t-il. Serviteur des Ossements ? Tu as un nouveau maître. C’est Gregory Belkin et son troupeau, Gregory Belkin du Temple de l’Esprit de Dieu qui t’appelle. Viens à moi, esprit ! Viens à moi !
Je répondis :
— Vais-je répondre oui ou non à tes paroles. Je l’ignore… Je suis déjà là.
Il leva les yeux, me vit assis calmement, en face de lui. Il poussa un grand cri en basculant contre la portière, laissant tomber le coffret.
Rien ne changea en moi, sinon que je devins plus fort et plus visible.
Je me penchai et rabattis soigneusement le fragile couvercle sur le squelette recroquevillé. Puis je croisai les bras et soupirai.
Il était assis par terre, les genoux relevés, et il me contemplait, émerveillé, sans crainte, et fou de joie.
— Serviteur des Ossements ! dit-il en me souriant.
— Oui, Gregory, répondisse avec la langue de ma bouche, et ma voix parlant son anglais. Je suis ici, tu le vois.
Je l’examinai attentivement. J’avais surpassé son habillement. Mon manteau était de soie douce et immaculée, mes boutons de jaspe, et mes cheveux me retombaient sur les épaules. J’étais maître de moi, tandis qu’il était éberlué.
Lentement, très lentement, il se releva en s’agrippant à la poignée, et se rassit sur le siège de velours. Il posa alors les yeux sur le coffret, puis sur moi.
Je me détournai vite, un instant. J’avais peur. Pourtant, il me fallait découvrir si je pouvais me voir dans la vitre de verre teinté.
Dehors, la nuit avançait dans un splendide envol de rêve, tandis que les tours de la ville étaient groupées près de nous, et que les lumières orange vif resplendissaient comme des torches.
Azriel, rasé de frais, sa chevelure régulièrement répartie sur sa tête, et ses épais sourcils incurvés quand il souriait, se regardait avec des yeux noirs ardents.
Sans hâte, je reportai mes yeux sur lui. Je lui laissai voir mon sourire.
Mon cœur battait, et je pouvais facilement passer ma langue sur mes lèvres. Je me laissai aller contre le dossier ; je sentis le confort du siège, les vibrations du moteur dans mon corps et le velours moelleux sur lequel j’étais assis.
Je l’entendais respirer. Je voyais sa poitrine se soulever. Je le regardai à nouveau dans les yeux.
Il était extatique. Ses bras ne s’étaient pas crispés ; il avait les doigts ouverts sur ses genoux. Il n’arquait pas son dos en prévision d’un choc ou d’un coup. Il avait les yeux grands ouverts et, lui aussi, souriait.
— Tu es brave, Gregory, dis-je. J’ai réduit d’autres hommes à l’état de fous bredouillants, avec ce genre de numéro.
— Oh, j’en suis certain, répondit-il.
— Mais ne m’appelle plus Serviteur des Ossements. Je n’aime pas cela. Appelle-moi Azriel. C’est mon nom.
— Pourquoi l’a-t-elle dit dans l’ambulance ? voulut-il savoir. Elle a dit « Azriel », comme tu viens de le faire.
— Parce qu’elle m’a vu. Je l’ai regardée mourir. Elle m’a vu, et elle a prononcé mon nom à deux reprises. Elle n’a rien dit de plus. Elle a succombé.
Il se laissa doucement aller contre le dossier. Puis il leva les yeux, cabré contre l’inévitable roulis de la voiture et les cahots. Le regard fixe, il baissa les yeux lentement jusqu’à moi, de manière hardie et détendue.
Puis il leva la main, et se mit à trembler. Mais ce n’était pas la lâcheté. Ce n’était même pas le choc. C’était la joie, la pure et folle joie qu’il avait éprouvée en regardant le crâne.
Il avait envie de me toucher. Il frotta ses mains l’une contre l’autre, en tendit une, puis la retira.
— Vas-y, dis-je. Fais-le. J’aimerais que tu le fasses.
Je me penchai, lui saisis la main droite avant qu’il ait pu m’en empêcher, et la soulevai ; il me dévisagea avec stupéfaction, bouche bée. Je passai sa main dans mon épaisse chevelure, la posai sur ma joue, puis sur ma poitrine.
— Sens-tu battre un cœur ? demandai-je. Il n’y en a pas. Seulement un pouls vivant. Je sens ton pouls, et il bat très vite. Je sens ta force, et tu en as beaucoup.
Il tenta de dégager sa main, poliment, mais je ne le laissai pas faire ; je la tenais de manière à voir la paume, dans les éclats de lumière qui traversaient la vitre.
La voiture roulait lentement.
Je vis les lignes de sa main ; j’ouvris ma main droite, et j’y vis aussi des lignes. J’avais réussi… Aucun maître n’aurait fait mieux. Je ne savais pas les lire, je savais seulement qu’elles m’étaient venues en glorieux détail.
Sans raison, je baisai la paume de sa main, pressant mes lèvres sur sa tendre chair ; je sentis un frémissement le parcourir et je m’en glorifiai, comme je me glorifiais de ma présence.
Je scrutai ses yeux, et j’y vis un reflet des miens dans leur sombre grandeur, et même dans l’épaisse bordure de cils dont j’avais, de mon vivant, été si fier.
Je désirais baiser ses lèvres, l’embrasser, comme deux ennemis avant le combat.
Si le Serviteur des Ossements avait déjà connu un tel moment avec un mortel, je ne m’en souvenais plus. Je n’éprouvais à son égard que de la fascination, troublée cependant par le visage d’Esther, ses lèvres, et ses dernières paroles.
— Qu’est-ce qui te fait penser que je ne suis pas le maître ? souffla-t-il. Un sourire étincelant se répandit sur ses traits, presque extatique. Je suis le maître et tu le sais, reprit-il doucement. Sa voix était ardente et tendre. Azriel ! Tu es à moi.
Il n’y avait pas en lui la moindre trace de peur. En vérité, l’émerveillement qu’il éprouvait semblait être le noyau de sa personne, la partie de lui qui avait toujours défié le rebbe et qui allait me défier à mon tour. L’émerveillement en lui était… comment dire ? La monstrueuse arrogance d’un empereur ?
— Je ne suis pas le maître ? insista-t-il.
Je le fixai calmement. Je le considérais sous un jour nouveau, non pas éclairé par la rage, mais par le désir de savoir : qui était-il ? L’avait-il tuée ?
— Non, Gregory, tu n’es pas le maître. Mais je ne sais pas tout. Il faut pardonner aux fantômes d’en savoir à la fois autant et si peu.
— Comme les hommes mortels, observa-t-il avec une délicate touche de tristesse. En as-tu jamais été un ?
Un frisson me surprit, parcourant ma peau neuve. Un vertige flou. Des cris se répercutant sur des murs de briques vernissées.
Certes, j’avais autrefois été un mortel. Et alors ?
J’étais maintenant avec lui dans cette voiture. Le processus d’incarnation se poursuivait en moi : les tendons s’épaississaient, les minéraux se renforçaient dans les os neufs de mon corps de chair, les poils formaient sur mes mains et la barbe douce sur ma joue.
Ce processus ne pouvait être que de mon fait. Il ne chantait ni ne récitait aucune incantation pour le provoquer. Il ne savait même pas que cela se produisait. S’il y avait une alchimie provenant de lui, c’était celle de son expression, de son émerveillement, de son évidente affection.
Nouveau vertige flou, fulgurant. Une procession, une grande rue bordée de hauts murs bleus vernissés, le parfum des fleurs, des bras s’agitant, une tristesse si amère, si totale qu’un instant je me sentis me désagréger.
La voiture autour de moi sembla perdre sa substance, ce qui signifiait que je la quittais.
Dans ce souvenir, je levais le bras et des voix m’acclamaient.
Mon dieu ne voulait pas me regarder. Mon dieu se détournait de moi et de la procession, et il pleurait.
Je secouai la tête. Gregory Belkin suivait mon agitation, la percevant délicatement.
— Quelque chose te trouble, esprit, murmura-t-il. Ou bien est-il si dur de s’incarner ?
Je m’agrippai à la poignée de la portière pour regarder mon visage dans la vitre.
C’était bien moi qui me faisais rester solide.
La voiture tressautait et grondait en roulant sur le revêtement inégal de la rue. Il n’y prêtait pas attention. Une lumière nouvelle entrait de part et d’autre, pénétrant même le tain noir des fenêtres ; elle révélait sa jubilation, ainsi que l’air jeune et détendu que lui donnaient sa joie et son ravissement.
— Très bien, dit-il d’un air charmant, en haussant les sourcils. Ainsi je ne suis pas le maître. Alors dis-moi, bel esprit, car tu es fort beau, pourquoi es-tu venu à moi ?
Une fois de plus, il me décocha un sourire éblouissant. L’espace d’un instant presque magique où les délicats ornements d’or qu’il portait à ses poignets et sur sa cravate étincelèrent comme sous l’effet d’une note de musique. Il me parut très beau.
Des maîtres ? Qui étaient mes maîtres ? Des vieillards ?
Je parlai avant de réfléchir.
— Il n’y a jamais eu de maître aussi brave que toi, Gregory, aussi loin que je puisse me souvenir, mais bien des choses m’échappent. Ta bravoure est différente, fraîche. Pourtant, tu n’es pas le maître. Curieusement, on dirait que je suis venu à toi de mon propre chef et pour mes raisons.
Cela lui plut immensément.
J’éprouvais la confortable certitude d’être là. Mon pied remuait dans ma chaussure.
— Je suis content de voir que tu n’as pas peur de moi, repris-je. Tu sais déjà ce que je suis, comme le saurait un maître. Mais tu n’es pas un maître. Je t’ai observé. J’ai appris de toi certaines choses.
— Ah oui ? Il ne cilla pas. Il était proche de l’extase. Dis-moi ce que tu as vu.
En cet instant, il m’apparut qu’une seule chose le fascinait davantage que moi : lui-même. Je lui souris.
Il n’était pas homme à ignorer le bonheur. Il savait fort bien jouir des choses, immenses ou infimes.
— Oui, dit-il avec un grand sourire. Oui !
Je n’avais rien dit. Avait-il lu mes pensées ?
La voiture s’arrêta en douceur.
J’en fus rassuré. J’étais effrayé par son charme et par le fait de m’être attaché à lui, effrayé d’avoir gagné de la force en parlant avec lui. Il n’avait pas à le vouloir, ni même à le souhaiter, seulement à le voir. Je ne pouvais le tolérer. J’avais assisté à la mort d’Esther, et pas lui. Il n’avait pas été là pour me voir, pourtant j’avais eu la force de prendre la vie de chacun des assassins.
Il regardait par les vitres, à droite et à gauche. Une immense foule nous entourait, criant et chantant, secouant la voiture à tel point qu’elle vacilla sur ses roues comme un bateau sur l’eau.
Cela ne l’inquiétait pas. Il se retourna pour me regarder. Je sentis venir à nouveau ce vertige flou, car cette foule me rappelait celle venue assister à la procession, les pétales lancés, les vapeurs d’encens et les gens amassés sur les toits, les bras tendus.
Jonathan, vous connaissez ce dont je parle, mais à cette époque-là je ne m’en souvenais plus. Je nageais dans la confusion. Comme si quelque chose essayait de me forcer à voir mon existence dans sa continuité. Mais je ne m’y fiais pas. J’avais dû être très près des enseignements de Zurvan au moins mille fois au fil des ans sans jamais le savoir, sans jamais m’en souvenir. Sinon, pourquoi voulais-je venger cette fille ? Pourquoi méprisais-je le rebbe pour son manque de compassion à mon égard ? Pourquoi le mal chez cet homme me fascinait-il tellement que je ne l’avais pas encore tué ?
Il déclara de sa voix douce et charmeuse :
— Nous voici arrivés chez moi, Azriel. Il m’interrompait brusquement. Nous sommes à ma porte. Il fit un geste rêveur et las en direction des gens qui nous entouraient. Ne te laisse pas effrayer par eux. Je te prie de bien vouloir entrer.
Je vis des rangées de fenêtres éclairées.
Les portières de la voiture avaient été déverrouillées avec un déclic audible. L’espace d’une seconde, je vis un chemin s’ouvrir pour lui, sous une marquise. Des cordes tendues entre des colonnettes en bronze retenaient la multitude. Des caméras de télévision étaient braquées sur nous. Je vis des hommes en uniforme refouler ceux qui nous acclamaient.
— Peuvent-ils te voir ? demanda Gregory d’un ton confidentiel, en homme qui partage un secret.
C’était la rupture, chez lui, d’une chaîne de comportement presque parfaite. Par générosité, je fus tenté de ne pas relever l’idée ; mais non…
— Constate par toi-même s’ils peuvent me voir ou non, Gregory.
Je me baissai, ramassai le coffret et, le calant solidement sous mon bras gauche, je saisis la poignée et sortis avant lui sur le trottoir, sous le feu des éclairages électriques.
Je me retrouvai debout devant un grand immeuble, dont je pouvais à peine discerner le sommet.
Où que se porte mon regard, je ne distinguais que des visages hurlants, des yeux fixés sur moi. Je n’entendais qu’un brouhaha de gens qui interpellaient Gregory, qui appelaient à venger Esther dans le sang.
Des caméras et des micros descendirent sur nous ; une femme me posa des questions en rafale, beaucoup trop vite pour que je les comprenne. La foule allait briser les cordes, mais des renforts en uniforme accoururent pour restaurer l’ordre.
Les projecteurs de télévision dégageaient une chaleur intense qui me brûlait le visage. Je levai la main pour me protéger les yeux.
Un cri unanime et puissant s’éleva à l’apparition de Gregory qui, descendant de voiture avec l’aide de son chauffeur, épousseta son manteau maculé de poussière, et prit place à mon côté.
Il approcha ses lèvres de mon oreille.
— En effet, ils te voient, dit-il.
Le vertige flou me reprit : des cris en d’autres langues m’assourdissaient, et je secouai à nouveau la chape de tristesse pour fixer les lumières aveuglantes et les visages hurlants.
— Gregory ! Gregory ! Gregory ! scandaient les gens. Un Temple, un Dieu, un Esprit.
Au début la litanie nous parvenait par vagues, mais ensuite la foule harmonisa ses voix.
— Gregory, Gregory, Gregory. Un Temple, un Dieu, un Esprit.
Il leva la main et salua, se tournant à droite et à gauche, hochant la tête et souriant, agitant la main. Il embrassa sa propre main, celle que j’avais baisée, pour envoyer ce baiser et mille autres aux gens en extase qui hurlaient son nom.
— Du sang, du sang, du sang pour Esther cria quelqu’un.
— Oui, du sang pour elle ! Qui l’a tuée ?
La prière vint gronder par-dessus, mais d’autres avaient repris le refrain, « Du sang pour Esther », et frappaient du pied en cadence.
Les personnes armées de caméras et de micros franchirent les cordes et nous assaillirent.
— Gregory, qui l’a tuée ?
— Gregory, qui est-ce, là, avec vous ?
— Gregory, qui est votre ami ?
— Monsieur, êtes-vous un disciple du Temple ?
C’est à moi qu’ils parlaient !
— Monsieur, dites-nous qui vous êtes !
— Monsieur, qu’y a-t-il dans la boîte que vous portez ?
— Gregory, dites-nous ce que l’Église va faire ?
Il se retourna face aux caméras.
Un escadron bien entraîné d’hommes en costumes sombres se précipitèrent pour nous entourer et nous séparer des journalistes. Ils nous poussèrent doucement dans l’allée éclairée, au-delà de la populace.
Gregory parla d’une voix forte.
— Esther était l’agneau ! L’agneau a été égorgé par nos ennemis. Esther était l’agneau !
La foule se déchaîna.
Je fixais les caméras, les projecteurs braqués sur nous, les flashes de milliers de petits appareils photo.
Il prit une profonde inspiration pour parler, tenant la situation bien en main, comme tout dirigeant sur son trône. D’une voix forte, il commença.
— Le meurtre d’Esther n’était que leur mise en garde ; ils nous ont fait savoir qu’est venue l’heure de la destruction du juste.
La foule cria et applaudit, des serments jaillirent, des litanies furent reprises en chœur.
— Ne leur donnez aucun prétexte pour entrer dans nos églises et nos maisons, reprit Gregory.
La foule se pressait contre nous. Le bras de Gregory m’entoura, caressant.
Je levai les yeux. L’immeuble transperçait le ciel.
— Viens à l’intérieur, Azriel, me dit-il à l’oreille.
Il se fit alors un bruit de verre brisé. Une sonnerie d’alarme retentit. La foule avait fait voler en éclats l’une des fenêtres du rez-de-chaussée de la tour. Des employés se précipitèrent. Des coups de sifflet retentirent. Dans la rue, des policiers à cheval, attentifs, surveillaient les événements.
Nous étions emportés, franchissant des portes, foulant un marbre étincelant. J’étais follement excité. Stupéfait et revigoré. Quelque chose me soufflait que mes anciens maîtres avaient été des sages cachés, gardant leurs pouvoirs pour eux-mêmes.
Nous étions là dans la capitale du monde : Gregory rayonnait dans la solidité de sa puissance, et je marchais à son côté, ivre d’être vivant, ivre de tous ces yeux fixés sur nous.
Enfin, deux hautes portes en bronze sculptées d’anges se dressèrent devant nous et s’ouvrirent sur une salle tout en miroirs. Gregory fit signe à tous les autres de rester dehors.
Les portes se refermèrent. C’était un ascenseur. Je m’aperçus dans les miroirs, et fus choqué de voir ma longue chevelure et mon air féroce. Puis je le vis, plus froid et plus autoritaire que jamais, qui m’observait ; et s’observait. Je paraissais beaucoup plus jeune que lui, et tout aussi humain – nous aurions pu être frères, tous deux basanés, et brunis par le soleil.
Ses traits étaient plus délicats, ses sourcils plus fins, plus soignés ; je remarquai l’ossature proéminente de mon front et de ma mâchoire. Mais nous semblions appartenir à la même tribu.
Tandis que l’ascenseur poursuivait son ascension, je me rendis compte que nous étions complètement seuls, chacun dévisageant l’autre, dans une cabine flottante où les lumières se réverbéraient dans des miroirs.
À peine avais-je absorbé ce petit choc parmi tant d’autres, à peine m’étais je adapté au léger roulis de l’ascenseur que les portes se rouvrirent sur un vaste sanctuaire, à la fois somptueux et intime : un vestibule de marbre en demi-lune, avec des portes sur la droite et la gauche, et devant nous un large corridor menant à une lointaine salle dont les fenêtres étaient grandes ouvertes sur la nuit scintillante.
Nous étions plus haut que le plus puissant des châteaux, des ziggourats, ou des forêts. Nous étions au royaume des esprits aériens.
— Mon humble demeure, murmura Gregory.
Puis il se força à arracher de moi son regard et se ressaisit.
Derrière les portes on entendait des voix, et des pas feutrés. Une femme sanglotait, éperdue de souffrance. Les portes étaient fermées.
— C’est sa mère qui pleure, n’est-ce pas ? La mère d’Esther ?
Le visage de Gregory se figea, puis exprima la tristesse. Non, quelque chose de plus douloureux que la tristesse, et qu’il n’avait jamais laissé paraître en présence du rebbe lorsqu’ils parlaient de sa fille. Il hésita, parut sur le point de dire quelque chose, puis se contenta de hocher la tête. La tristesse rongeait son visage, son corps, et même sa main, inerte le long de son corps.
Il hocha la tête.
— Nous devrions aller la voir, non ? proposai-je.
— Pourquoi ? s’enquit-il patiemment.
— Parce qu’elle pleure. Elle est triste. Écoute les voix. Quelqu’un la maltraite.
— Non, c’est juste pour lui administrer son médicament.
— Je veux lui dire qu’Esther n’a pas souffert, que j’étais là, et que l’esprit d’Esther s’est élevé, léger comme l’air, sur la Voie du Paradis. Je veux le lui dire.
Il songea un moment. Les voix s’apaisèrent. Je n’entendais plus pleurer la femme.
— Accepte mon conseil, dit-il. Parle-moi d’abord. De toute façon, tes paroles ne signifieront rien pour elle.
Cela ne me plut guère. Mais je savais que nous devions discuter, lui et moi.
— Tout de même, insistai-je. Plus tard, quand cela te conviendra, je veux la voir et la réconforter. Je veux…
Pas un mot. Plus aucune roublardise humaine, soudain, plus rien que l’accablante évidence de ma solitude. Pourquoi au nom du Ciel m’avait-on laissé revenir avec toute la force d’un homme ? Ou même une force plus grande ?
Gregory m’observait.
Dans une antichambre faiblement éclairée, je vis deux femmes vêtues de blanc. Une voix d’homme s’éleva derrière une porte, rauque et fâchée.
— Le coffret, dit Gregory en désignant la boîte en or que je tenais dans mes bras. Ne lui laisse pas voir une chose pareille. Elle s’en alarmerait. Viens avec moi.
— C’est un objet bien étrange, en effet, admis-je en regardant le coffret dont l’or s’écaillait.
Vertige flou. Chagrin. La lumière varia d’une fraction à peine. Laissez-moi tous, doute, inquiétude, peur de l’échec, murmurai-je dans une langue qu’il ne pouvait pas comprendre.
Je perçus la familière puanteur d’un liquide bouillant, d’une vapeur d’or. Vous savez pourquoi, mais je l’ignorais. Je me détournai en fermant les yeux, puis je regardai à nouveau la fenêtre ouverte sur le ciel nocturne, au bout du couloir.
— Regarde, dis-je. Je n’avais qu’une vague notion en tête : le décor du paradis, les arches au-dessus de nous, les pilastres qui flanquaient chaque porte. Les étoiles, là-bas. Regarde, répétai-je. Les étoiles.
Le silence régnait dans la maison. Il m’observait, m’examinait, écoutait ma respiration.
— Oui, les étoiles, murmura-t-il rêveusement, d’un air de respect.
Ses yeux noirs et vifs s’écarquillèrent, puis son sourire reparut, tendre et aimant.
— Nous lui parlerons plus tard, je te le promets. Il me saisit par le bras et m’entraîna. Mais viens d’abord dans mon bureau, et parlons. Il en est bien temps, non ?
— Je voudrais tant savoir, murmurai-je. Elle pleure encore, n’est-ce pas ?
— Elle pleurera jusqu’à sa mort.
Il avait les épaules écrasées par le chagrin. Son âme entière souffrait. Je me laissai entraîner dans le corridor. Je voulais tout apprendre de lui. Je ne répondis rien.